Poésie et ethnographie Henri Michaux et Michel Leiris
Poetry and ethnography Henri Michaux and Michel Leiris
Mathieu Perrot1
Université Paris Nanterre
E-mail: Mathieu.perrot@ymail.com
Recibido: 25 de agosto de 2017
Aprobado: 1 de noviembre de 2017
Résume
En étudiant l'influence des méthodes et des découvertes ethnographiques sur la poétique d'Henri Michaux et Michel Leiris, cet article cherche à montrer l'intérêt commun partagé par poètes et ethnographes de « traduire un monde » différent au « nôtre ». Comme les ethnographes, les poètes se servent des métaphores et des documents pour expliquer et rendre témoignage de ce qu'ils ont vu pendant leurs voyages. La littérature comparée permet de montrer l'importance de la poésie et ses tentations ethnographiques pour comprendre nôtre monde et les différences culturelles ; la poésie nous aide à surmonter les malentendus et prophétiser le futur de nos sociétés de plus en plus interconnectées en même temps qu'elle souligne des problèmes éthiques et la beauté des choses communes, soit disant méprisables ou inutiles.
Mots clef : poésie ; ethnographie ; cultures ; document ; marges ; étique ; paradoxe ; comparaison.
Abstract
In studying the influence of ethnography on Henri Michaux's and Michel Leiris's poetics, I question the limits of their observations to "translate a world" so far and different from "ours." Like ethnographers, poets work with metaphors and documents to interpret their experience and understanding of the world. Their interest in (and parodies of) ethnography not only propose a healthy way to criticize ethnographers' ambitions, but also can help us understand each other's cultures: poetic license and relative brevity of form sometimes reveal accurately or more vividly a cultural pattern that researchers struggle to explain. In the midst of an interconnected world where cultural misunderstandings escalate frequently and sometimes violently, poetry can help us gain or cultivate an awareness of social and cultural prejudice, and at the same time reveal the beauty in things once thought to be irrelevant, ignoble, or even despicable.
Key words: Poetry ; ethnography ; cultures ; file ; margins ; ethics ; paradox ; comparison.
Avant de parler de l'influence de l'ethnographie sur la poésie d'Henri Michaux et de Michel Leiris, j'aimerais revenir sur un point dont nous n'avons pas parlé encore et qui concerne les attaques à l'endroit de la littérature comparée. Les spécialistes ont tendance à regarder avec suspicion le travail des comparatistes, souvent considérés comme illégitimes parce qu'ils travaillent sur des objets et des sciences qu'ils ne maitriseraient pas ou qu'ils ne comprendraient pas tout à fait. À cheval entre les sciences et les cultures qu'ils étudient, les comparatistes n'auraient ainsi pas de "champ" disciplinaire propre – critique qu'on pourrait aussi faire dans une moindre mesure aux ethnographes. Cependant, il me semble que ces attaques sont infondées pour au moins trois raisons :
1/ les autres disciplines universitaires empruntent régulièrement des méthodes et des découvertes à d'autres disciplines. Plutôt que de la voir comme une discipline "bâtarde" ou "schizophrène" à cheval entre les sciences, les langues et les arts, il faudrait parler de la littérature comparée comme d'une "indiscipline" qui aurait l'ambition de penser au-delà du cadre strict imposé par telle science ou tel domaine d'étude ;
2/ comparer, c'est arpenter. C'est une activité essentielle pour développer notre connaissance du monde. Créer des connexions entre les choses, les idées et les peuples permet d'agrandir la conscience et l'imagination ;
3/ les écrivains utilisent parfois des documents et des données scientifiques pour démontrer une thèse ou rechercher d'autres styles et d'autres idées. Si les écrivains comparent et utilisent des sources
scientifiques et artistiques, il semble logique que les études de littérature comparée fassent la même chose. Michel Leiris écrit dans son Journal en 1953 que « […] la spécialisation croissante des disciplines entraîne une spécialisation des langages» (484). Cette situation donne au poète l'occasion de travailler avec le "spécialiste", de compléter ou de compenser son travail de fragmentation de la réalité avec, au contraire, un élan poétique de synthèse pour une réunification du monde : l'artiste ou l'écrivain, selon Leiris, reconstruit ainsi ce que le spécialiste avait isolé ou séparé par l'analyse2. Leiris ne dévalorisait pas l'aspect cognitif de la littérature ou de la poésie par rapport à la science, comme le fit Roger Caillois. Même s'il remarquait des différences importantes sur le savoir poétique et le savoir scientifique, il a montré avec insistance le pouvoir libérateur de la littérature, capable de s'extraire d'un style et donc d'œillères.
Poésie et ethnographie : amies de loin
L'anthropologue français François Laplantine que malgré sa démarche scientifique l'ethnologue ne renonce pas à une certaine « sensibilité artistique » (82), comme on le voit dans les textes de B. Malinowski qui cherchent à restituer une « atmosphère sociale » dans les scènes qui y sont décrites. Néanmoins, pour pouvoir se définir comme science et rester crédible scientifiquement, l'ethnologie a dû se distancier de la littérature et l'ethnographe trouver ses propres méthodes d'écriture. Parallèlement à cette distanciation, on remarque un réel intérêt des écrivains de la première moitié du XXe siècle pour l'ethnographie. Après avoir connu les horreurs de la Première Guerre mondiale, l'Europe n'avait plus le monopole de la notion de civilisation puisqu'elle avait vu naître une barbarie totale entre les pays européens qui s'étaient crus depuis le XVIe siècle au moins les Lumières du monde moderne et du progrès. Les études des anthropologues sur d'autres modèles de société ont eu un impact important sur les surréalistes dans l'entre-deux-guerres. Les poètes et les anthropologues ont publié dans les mêmes revues d'avant-garde, comme Minotaure ou Documents à Paris. Révolutions des consciences, révolutions esthétique et politique, ethnographie et le surréalisme ont cherché à montrer à l'aube de la décolonisation les sources du « malaise dans la culture », selon l'expression de Sigmund Freud, les limites de la logique occidentale, les inégalités des sociétés industrielles déshumanisées et les dangers du nationalisme.
Malgré les ressemblances qu'on peut trouver entre la poésie et l'ethnographie, leur intérêt pour l'altérité culturelle, leur goût de l'expérience et la quête de l'authenticité par exemple, on ne peut oublier les différences fondamentales qui les opposent : l'ethnographe doit écrire un rapport et doit rendre compte le plus souvent à un institut qui a payé sa mission ; il doit aussi respecter une certaine déontologie. Au contraire, le poète semble bien plus libre dans ses commentaires et observations au cours de ses voyages. La méfiance des ethnographes à l'égard des écrivains et le désir qu'ont eu les poètes d'imiter, de parodier ou de dépasser les ethnographes ont été également critiqués par Roger Caillois qui fut, comme Michel Leiris, à la fois poète surréaliste et ethnographe. D'après Caillois, les surréalistes étaient des imposteurs qui prétendaient participer à une science qu'ils n'auraient pourtant pas comprise ; et les ethnographes étaient des "lâches" qui, sous prétexte de "neutralité" scientifique, refusaient de s'engager. Caillois a donc proposé une troisième voie à ce dialogue impossible, une troisième voie audacieuse et rigoureuse qu'il a appelée « l'orthodoxie militante » (6-14), c'est-à-dire l'étude totale de la vérité à partir de l'intelligence et de la sensibilité3. Il s'agissait d'une démarche socialement active et d'une méthode qui chercherait à parler des pulsions humaines les plus profondes et les plus mystérieuses. L'"oscillation" dialectique et poétique qu'a imaginée Leiris correspond assez bien à l'idée de Caillois : dans Frêle bruit (1976), Leiris nous invite à considérer que tout change, que la conscience d'un mouvement perpétuel devrait être le seul point fixe de la réalité (392). Ce mouvement, qui dépasse les dichotomies traditionnelles et la pensée binaire, rappelle que l'écriture est animée par ce mouvement fondamental, par cette instabilité, et qu'elle suit le mouvement du monde et des cultures humaines, qui sont elles aussi en constant développement.
Le désir qu'ont eu les ethnographes de se distancier de la littérature pour gagner en crédibilité scientifique ne se limite pas au début du XXe siècle : il se continue aujourd'hui. De manière assez symptomatique, l'ethnographe Edith Turner a expliqué dans un article de 1993 qu'audelà des ressemblances entre littérature et ethnographie, on ne doit pas confondre ces deux activités, car le but de l'ethnographe contrairement à celui du poète, c'est la compréhension, et non pas la distraction4 (33). La littérature apparaît ainsi comme un plaisir plutôt qu'un savoir, un divertissement plus qu'une étude. Au contraire, Leiris a écrit dans son Journal que « l'art n'est pas distraction, mais transfiguration de la vie ; il doit s'y intégrer et non pas l'embellir comme un ornement surajouté » (512). Les attaques lancées contre les écrivains ne sont pas chose nouvelle, comme l'a montré William Marx dans son récent essai, La Haine de la littérature (2015). Depuis Platon, la littérature n'a pas cessé d'être dévalorisée, accusée de perversion, d'inexactitude ou d'irresponsabilité par ses détracteurs. La littérature, et la poésie en particulier, est pourtant une manière d'appréhender le monde qui n'a rien à envier aux sciences : elle s'alimente aux découvertes scientifiques, elle se moque d'elles, elle s'arme contre elles, et elle se réinvente aussi à partir d'elles.
Henri Michaux y Michel Leiris – snob ou dandy?
Bien que les surréalistes aient influencé Henri Michaux, l'auteur franco-belge n'a jamais fait partie du groupe d'André Breton à Paris. Il écrivit des carnets viatiques (ou des « reportages philosophiques » (Maulpoix 63) ) pendant ses années de voyage en Amérique latine et en Asie dans lesquels il décrit les cultures qu'il a observées. Plus tard, il écrivit trois "ethnographies imaginaires", des textes poétiques qui furent réunis plus tard dans un livre intitulé Ailleurs (1948). À l'inverse de Michaux, Leiris prit part au mouvement surréaliste parisien et il devint plus tard ethnographe. Il a participé à la mission ethnographique DakarDjibouti, dirigée par Marcel Griaule et financée par le gouvernement français en 1931. Contrairement à Michaux, il faisait une distinction claire entre sa production poétique, qui ne parle pas directement de sujets ethnographiques, et sa pratique ethnographique dans laquelle il évitait d'inclure des poèmes – comme le fit Michaux dans Ecuador (1929). Cependant, le livre polémique qu'il publia à son retour de la mission Dakar-Djibouti, L'Afrique fantôme (1934), contient de nombreux passages poétiques.
Les deux écrivains sont donc à la fois très semblables dans leur intérêt commun pour l'ethnographie et la poésie, mais en même temps très différents dans leur style respectif et dans leur approche de l'ethnographie. Leiris apparaît assez clairement dans ses textes dans lesquels la confession et la subjectivité sont des perspectives clés de sa poétique. Au contraire, Michaux se met rarement en scène dans ses œuvres. Malgré leurs nombreux intérêts communs, Michaux et Leiris semblent s'être ignorés de leur vivant. Ils ne se seraient rencontrés qu'à une seule occasion, le 16 juillet 1933 à Paris, comme l'a noté Leiris dans son Journa (285). De manière assez cocasse, ils se sont retrouvés devant une agence de voyages Cook et ils y ont parlé de prostitution rituelle en Asie.
Snob ou dandy ?
À la fin de sa vie, Leiris écrit dans son Journal que l'ethnographe est au fond littéralement un "snob" puisqu'il aspire à être accepté par une société qui n'est pas la sienne. « À la fois en dehors et dedans comme l'ethnographe », le snob « se trouve dans les conditions les meilleures pour observer, et d'ailleurs, motivé fortement par le désir de bien connaître ce qu'il veut imiter » (Leiris, Journal 777). À l'inverse du "snob", il y a selon Leiris le "dandy" qui veut « rester seul » et « rejette tout modèle autre que lui-même » (Leiris, Journal 795). Leiris écrit : « pour utiliser une expression à la mode, on pourrait dire que le snob veut être 'in' et le dandy 'out' » (Leiris, Journal 795). L'utilisation de ces mots anglais, pour rester à la mode, rapproche justement Leiris d'un certain snobisme. Il serait d'ailleurs facile de se contenter de voir en Leiris un "snob" puisqu'il fut ethnographe et que l'ethnographe est un "snob" selon lui. Mais Leiris n'a pas hésité à critiquer les normes et les règles de bienséance des groupes auxquels il appartenait (ou voulait appartenir), et il le fit à plusieurs reprises : il quitta les surréalistes dont les activités ne correspondaient plus à ses espérances et il dénonça publiquement les excès de ses collègues ethnographes pendant la mission Dakar-Djibouti, en détaillant leur immoralité. Et puisque Leiris propose de voir en Proust un snob, comme le fit d'ailleurs Cocteau, que penser de Michaux ? Ce dernier a tellement insisté sur l'importance de l'autonomie, sur la nécessité des marges intérieures pour que ne se perde pas l'identité, qu'il semble plutôt appartenir à la catégorie du "dandy". Pourtant, son rejet du monde des lettres et sa préférence pour la compagnie des "hommes de science", son désir d'écrire des essais scientifiques sur les drogues notamment ou sur la folie (qui ne virent jamais le jour), pourraient passer pour un certain snobisme.
L'une des caractéristiques essentielles de l'anthropologue selon Arnold Van Gennep, c'est son dédain du "qu'en-dira-t-on" (189). Au contraire du snobisme de l'ethnographe que voyait Leiris, il semble que l'ethnographe libre-penseur se rapproche davantage du dandy. Les articles ethnographiques publiés dans la revue Documents, s'ils ne cherchaient pas nécessairement la provocation, allaient du moins dans le sens du paradoxe. Leiris a d'ailleurs qualifié la revue de « machine de guerre contre les idées reçues » (Maubon 163). Cette relative liberté de pensée et d'expression de l'ethnographe correspond à la poétique de Michaux qui écrit dans Poteaux d'angle (1971) : « N'accepte pas les lieux communs, non parce que communs, mais parce qu'étrangers. Trouve les tiens, observe-les sans les révéler, seulement pour connaître tes demi-vérités […] » (Poteaux 1062). Le travail du comparatiste se trouve aussi compris entre les deux pôles du snob et du dandy : comme l'ethnographe de Leiris, la littérature comparée tend parfois à prendre le discours du spécialiste par qui elle aimerait être adoubée ; mais si on l'accuse d'amateurisme, le comparatiste dandy montre que sa vision et sa démarche sont originales parce qu'elles rapprochent et différencient des objets variés dans une perspective croisée et plus large que celle du spécialiste.
A. Le « point-champ »
Comparer est une activité qui nous conduit à réfléchir à l' "influence" (des auteurs, des idées et des images sur telle œuvre). Dans sa conférence de 1900, André Gide a ainsi défini la notion d'influence : elle « ne crée rien : elle éveille » (40) la conscience à un autre monde, elle sensibilise à d'autres manières de le voir, en l'agrandissant. On se propose donc, d'après cette définition de l'influence, de montrer celle qu'a pu avoir l'ethnographie sur la poésie française et en particulier sur la poétique de Leiris et de Michaux.
L'anthropologue Frederic Lehman a utilisé le concept d'un physicien pour modéliser les structures sociales des États-mandala qu'il étudiait dans les sociétés bouddhistes. Le physicien avait inventé le concept de « point-champ » pour expliquer un phénomène magnétique dans lequel le centre ne se définit à partir de ses limites ou de son périmètre, mais de son irradiation. Le géographe Michel Bruneau a mentionné ce concept dans son étude sur le Sud-est asiatique. À notre tour, nous proposons de l'utiliser pour étudier la poétique de Michaux. Dans Un barbare en Asie (1933), Michaux utilise des mots-clés à partir desquels il cherche à définir la personnalité indienne et chinoise, comme des lignes de fuite ethnographiques. Ses descriptions fonctionnent sur le modèle de l'induction, selon un processus métonymique : un détail récurrent devient un point clé, une entrée pour comprendre la manière de penser de ceux qu'il observe. Il commence par exemple son livre sur une observation à propos des Indiens et de la lenteur qu'il vit en eux :
« Qui n'a jamais été frappé par la lenteur de l'esprit indien ? » (Un barbare, 293) À partir de cette observation, qui pourrait être un « pointchamp » poétique pour comprendre le comportement des "indigènes", le poète se permet une série de conclusions parfois polémiques : il compare la lenteur relative de la démarche des Indiens avec la lenteur de leurs réflexions. La pensée indienne, selon Michaux, serait avide d'enchaînements et d'abondance. En continuant d'explorer ce motclé, le poète en arrive à un autre : l'avarice. La lenteur de l'Indien révélerait sa tendance à vouloir posséder plus. L' « Hindou, cupide » (Un barbare, 293) le serait ainsi dans plusieurs aspects de sa vie, comme s'il s'agissait d'une irradiation. Michaux observe alors chez ce peuple un goût pour une sorte de capitalisme matérialiste (« Il aime évaluer son or, ses perles »), spirituel (« il est vorace de dieu », « le yogi économise ses forces »), linguistique (« le sanskrit, une langue possessive »), et finalement mental ou logique, qui aime diviser et classer toujours davantage en accumulant et en augmentant les gloses et les paraphrases, les imitations et les exemples5. La lenteur et l'avarice des Indiens se retrouvent aussi dans deux sociétés imaginaires que Michaux écrivit dans son Voyage en Grande Garabagne (1936) : les Orbus et les Gaurs. Les ethnographes ont eux aussi décrit des populations à partir de mots-clés parfois infamants : les Chinois selon le Britannique John MacGowan seraient ainsi tous menteurs6.
On peut naturellement être scandalisé de ces observations rapides et partiales, comme le fait, par exemple, que Michaux (comme MacGowan) utilise un singulier réducteur qui en plus confond l'Indien et l'Hindou, ou sa tendance à comparer un peuple à un animal. Il compare par exemple les Dravidiens de la péninsule indienne à des lézards et la société japonaise à une fourmilière. Le poète a regretté, dans ses deux préfaces à Un barbare en Asie publiées bien plus tard, les erreurs qu'il voyait désormais dans son livre. Notons que les ethnographes ont eux aussi utilisé des métaphores animalières pour décrire en termes peu flatteurs la population qu'ils étudiaient. John MacGowan n'a pas hésité à comparer les Chinois à des castors (27) ou à des lapins à partir de ses observations sur l'urbanisme local. Audelà d'un racisme rampant qu'on y verrait volontiers, les comparaisons animales de Michaux ne se limitent pourtant pas aux seuls "indigènes" : le "barbare" en Asie compare aussi les Européens à des cochons7 (Un barbare, 359). Michaux avait expliqué dans Ecuador que le sage ne voit pas de différences entre les animaux, les êtres humains ou les plantes, mais qu'il considérait le même souffle de vie dans tout ce qui vit et au-delà des classifications habituelles. Les observations réductrices d'Ecuador ou d'Un barbare en Asie gardent cependant une liberté de ton que la plupart des anthropologues ne peuvent pas se permettre, et qu'ils regrettent parfois, cherchant d'autres moyens de transcrire l'atmosphère sociale : le devoir d'objectivité manque d'imagination et empêche aux évocations de s'épanouir.
La pyramide ethnographique et poétique
On peut diviser l'influence de l'ethnographie sur la poésie en deux grandes parties. La première est l'axe horizontal et elle correspond à une définition du champ disciplinaire de l'ethnographie et à ses méthodes. Elle ressemble à un triangle dont chaque angle reprend l'une des dimensions les plus importantes du travail ethnographique.
A. L'axe horizontal
1/ Le sujet : l'individu et le groupe
Les études ethnographiques commencent généralement par la définition de leur objet de recherche : les groupes humains, l'universalisme et le relativisme culturel, la barbarie, l'importance des ethnonymes et des toponymes pour définir des identités culturelles. Les poètes ont également parlé de ces sujets dans leurs poèmes et dans leurs textes poétiques. À titre d'exemple, on pourrait prendre le cas de l'universalisme et du relativisme culturel. Comme Lucien Lévy-Brul et Abram Kardiner, Michel Leiris écrit dans Cinq essais d'ethnologie que la nature humaine existe au-delà des différences culturelles.
Dans Un barbare en Asie, Michaux s'oppose au contraire de manière assez claire à l'universalisme. Il écrit ainsi : « […] la question de savoir si Confucius est un grand homme ne doit pas se poser. La question est de savoir s'il fut un grand Chinois, et comprit bien les Chinois, ce qui semble vrai, et les orienta pour le mieux, ce qui est incertain » (Un barbare, 170). Il n'y aurait donc pas d'éthique commune à tous les êtres humains ; l'important est de savoir comment les « phares » d'une culture donnée, pour reprendre l'image d'un poème de Charles Baudelaire, ont incarné et orienté la culture et le destin de leurs compatriotes. Bien plus tard, en 1971, le petit libre que Michaux a intitulé Poteaux d'angle montre le scepticisme de l'écrivain à l'égard des généralisations qui aplanissent les différences :
En te méfiant du multiple, n'oublie pas de te méfier de son contraire, de son trop facile contraire : l'un. C'est toujours de l'assouvissement, l'unité. Pour cette satisfaction à tout prix, des erreurs sans limites sont nées en tout pays, et ont été acceptées… pour être ensuite tranquille parfois durant des siècles malgré l'absurde, malgré l'évidente insuffisance.8
Cependant, Michaux a lui-même essayé d'imaginer des règles générales qui s'appliquent à tous les êtres humains au-delà des différences culturelles. Il décrit ainsi l'être humain comme un être « agressif, impatient et calculateur » (Poteaux 1051) et en même temps un être qui serait prédestiné à la tendresse et à l'affection. Cette confusion intrinsèque à l'homme ferait de nous des êtres « brouillons » (Poteaux 1078), des êtres instables en qui on ne peut vraiment faire confiance.
Selon Alain Montandon, la tâche de l'écrivain ne se limite pas aux descriptions ou à la capacité d'imaginer ; elle consisterait plutôt en des propositions de règles générales sur les comportements humains. Ce projet philosophique correspond au fond à celui de l'anthropologue qui, paradoxalement et au-delà de l'étude des caractéristiques d'une culture donnée, veut embrasser dans ses recherches « l'homme tout entier » (Poteaux 1051), c'est-à-dire sa "nature" dans toutes les sociétés, dans tous les lieux et dans toutes les époques. D'après André Breton, la poésie doit aussi conduire à l'étude de tous les aspects qui concernent l'humanité (« prendre pour sujet tout l'homme » [49-50]). Michel Leiris cherche à « déceler les traits communs à toute l'humanité, qu'il s'agisse du coolie indochinois qui revendique sa liberté, du Nègre du Congo qui sculpte patiemment une figure rituelle ou du brasseur d'affaires ultramoderne qui dicte son courrier à une armée de sténodactylographes, dans un décor américain » (76).
L'intérêt de Michaux pour les relations de l'individu au groupe correspond au premier angle du triangle dessiné plus haut. Or, on trouve des parallèles entre ses textes poétiques et l'unanimisme du poète français Jules Romains (256). Bien que Romains se soit toujours défendu d'avoir emprunté les théories d'Émile Durkheim ou d'autres sociologues, son idée (ou son épiphanie) de l'unanimisme correspond assez bien à la démarche et à l'étude des anthropologues, notamment en ce qui concerne la coercition de l'individu par le groupe ou encore l'atmosphère sociale qui forme le tout animé par l'esprit d'une société où les individus sont liés (ou obligés) les uns aux autres. L'unanimisme est cette idée qu'un groupe forme parfois une entité sociale qui serait animée par une énergie dont la somme serait plus grande que les parties qui la constituent. Henri Michaux décrit une situation que son narrateur, qui voyage dans les contrées imaginaires de la Grande Garabagne, observe dans la culture des "indigènes" : il arrive parfois aux Émanglons de vivre ce que Michaux appelle une « décristallisation collective » (Ailleurs 18). Si un Émanglon pleure tout seul dans un café, tous les autres Émanglons du café sympathisent et pleurent avec lui, silencieusement, sans lui demander les raisons de son chagrin. Là, une « espèce de dégel intérieur, accompagné de frissons, les occupe tous. Mais avec paix » (Ailleurs 18). À ce moment, les Émanglons ressemblent à un organisme total couvert de frissons.
2/ Le terrain ethnographique
La comparaison entre le terrain de l'ethnographe et celui du poète voyageur parle surtout de la manière de voyager et du temps passé loin de son pays, des difficultés et des dangers du voyage, de la valeur des notes et des carnets et d'une écriture spontanée qui cherche à saisir le merveilleux dans la banalité du quotidien. Les détails notés dans les carnets de voyage sont très importants, selon Leiris, parce qu'ils permettent de se souvenir d'une scène qui n'avait pas immédiatement paru pertinente ou intéressante. La note, le fragment, la spontanéité sont donc au cœur de l'écriture de terrain. Certains passages de Michaux, et en particulier dans Ecuador, rejoignent ce style d'écriture. En guise d'exemple, voici donc quelques notes poétiques ou ethnographiques concernant la faune et la flore que les poètes et les ethnographes ont observées dans leurs voyages.
Flora et Fauna
Dans L'Afrique fantôme, Leiris décrit les animaux qu'il a vus pendant la mission Dakar-Djibouti qui avait pour but de collecter des millions de documents (y compris sur les animaux et les végétaux) entre l'ouest et l'est de l'Afrique au début des années 1930. Ces descriptions de la faune servent aussi à parler des activités et du comportement des ethnographes pendant la mission, leur plaisir de la chasse pendant le temps libre. On note ainsi une correspondance entre la curiosité de Leiris pour les animaux qu'il décrit, le goût de la chasse de ses collègues, et de manière symbolique la collecte scientifique des données ethnographiques. En 1979, Leiris donne cette définition poétique de l'ethnographie : c'est « espèce de chasse sans proies autre que des ombres » (Bondaz 162181).
Dans Ecuador et dans Un barbare en Asie, Michaux évoque à la fois la culture des populations qu'il a observées et l'environnement géographique et climatique dans lequel elles vivent. L'écrivain note des correspondances entre le milieu et les populations : le cactus, par exemple, dont les feuilles sont très serrées, représente métaphoriquement à ses yeux l'esprit fermé des Équatoriens. Bien que l'aquarium décrit dans « Un barbare en Inde » semble n'avoir aucune relation avec les observations précédentes du poète sur les Indiens, ce passage zoologique montre la manière dont Michaux a observé les populations locales. Selon Jean-Pierre Martin, les textes de Michaux dans ce livre présentent chaque « spécimen humain » dans la situation d'un aquarium : chaque spécimen appartient à l'histoire naturelle et tous sont énumérés et commentés selon le procédé employé autrefois par Buffon et les naturalistes (384-385). Leiris avait lui aussi coutume de visiter les zoos et les aquariums des villes qu'il visitait, comme l'aquarium de Castiglione en 1948. Mais celui de Michaux semble être aussi une métaphore de la vie sociale : les poissons et les touristes, les chercheurs et les conservateurs, les ingénieurs et les vétérinaires, tous circulent autour de l'aquarium tout en étant eux-mêmes dans le bocal métaphorique du musée qui les contient. En 1931, alors que Michaux était en train de voyager en Inde, la France organisa la tristement célèbre Exposition Universelle à Vincennes, où les indigènes étaient encore présentés dans leur "habitat naturel" aux côtés d'animaux, comme s'ils n'étaient pas humains, et pour que la bourgeoisie parisienne pût voir la richesse des colonies françaises. Les surréalistes condamnèrent fermement l'Exposition. Le barbare en Asie de Michaux renverse les idées reçues de l'époque. Ses contemporains pensaient majoritairement que la barbarie était une caractéristique des "primitifs". Or, dans la lignée des Lettres persanes de Montesquieu, le narrateur se présente comme le barbare vu par les peuples qu'il observe. Par exemple, même s'il se lave tous les jours, l'Européen qui voyage en Inde sera toujours sale aux yeux des Indiens parce que la saleté se trouve moins dans les germes que dans la souillure spirituelle. Le passage suivant montre assez bien le retournement de la notion de barbarie que Michaux opère dans son livre : il écrit que les Indiens « vous regardent comme au Jardin zoologique on regarde un nouvel arrivé, un bison, une autruche, un serpent. L'Inde est un jardin où les indigènes ont l'occasion de voir, de temps à autre, des spécimens d'ailleurs » (Un barbare 343).
Le climat, la température, l'humidité influencent les observations des voyageurs. Michaux a été particulièrement sensible à la dimension climatique. De la même façon, Leiris écrit dans son Journal :
Le froid et le chaud ont sur mon état mental une action tout à fait équivalente à celle qu'ils exercent sur les corps. Le froid me concentre, m'affermit, – le chaud me dilate, me disperse. Quand il fait chaud mes idées s'éparpillent, ou plutôt sont dissoutes comme dans une buée. Le froid au contraire me rend lucide et j'ai l'impression que toutes mes facultés sont aiguisées (180).
Cette conscience de soi, venue de l'extérieur, semble également une caractéristique partagée par les poètes et les ethnographes.
3/ Le document
Les documents sont le troisième angle du triangle ethnographique. Il s'agit d'évoquer ici les lectures des poètes et des anthropologues, la nécessité de s'informer tout en oubliant ce qu'on vient d'apprendre pour percevoir la réalité avec un regard neuf. Vincent Debaene a montré que les premiers ethnographes se sont méfiés de l'érudition et qu'ils avaient même une sorte de haine du livre académique tandis qu'ils valorisaient l'expérience et la recherche sur le terrain. On pourrait aussi comparer l'anti-esthétisme de Leiris avec l'anti-intellectualisme de l'anthropologue Marcel Griaule : héritiers des leçons de Bouvard et Pécuchet, tous les deux ont dévalorisé le savoir livresque au profit du regard personnel et innocent de l'enfance qui est, selon Michaux, l'âge des questions. L'ignorance serait moins un défaut qu'un « appui » chez Michaux qui fonctionnerait au contraire du confort des réponses du monde adulte.
Pour parler de l'étude des documents ethnographiques et de la tentation des classifications, nous pourrions comparer comme point de départ trois types de documents qu'on retrouve dans la poésie ethnographique : les témoignages "indigènes", les illustrations ou encore les parures dont on parlé ou qu'ont utilisés les poètes et les ethnographes. Par souci de brièveté, nous ne prendrons ici que le sujet des parures qui montre aussi métaphoriquement la quête commune aux ethnographes et aux poètes : celle de l'authenticité du savoir et du style et l'ambition de dévoiler pour révéler. Jouant sur la sonorité des mots, Leiris écrit qu'il y a au fond peu de différences entre « relater » et « frelater9 ». « Traduire le monde » (Ailleurs 3), comme l'a écrit Michaux au sujet de ses ethnographies imaginaires, pourrait bien consister à écrire des observations fausses. Selon Michaux, l'écriture conduit à l'excès et l'écrivain est toujours mythomane10. Or, la recherche de l'écrivain et de l'ethnographe se base justement sur l'écriture, comme l'indique la racine même du mot ethno-graphie. Malgré une méthode vigilante et l'ambition de rester objectif, l'ethnographe exagère en s'oubliant ou en orientant ses observations malgré lui. Paradoxalement, la subjectivité n'est pas un mal, selon Leiris, au contraire. Puisque rien ne peut jamais s'écrire avec une parfaite objectivité, accepter d'avoir une vision partiale et subjective semble assez raisonnable. La tentation de l'honnêteté est aux yeux de Leiris une castration qui empêcherait le dépassement de soi et l'imagination. Puisque les erreurs sont inévitables, plutôt que de chercher à les limiter ou à les éviter, Leiris, comme Michaux, propose de les encourager et de suivre poétiquement la révélation d'« erreurs délibérées » (681). Les surréalistes ont sacralisé l'erreur. Louis Aragon voyait en elle, non sans malice, une divinité à qui confier la poésie dans Le Paysan de Paris11. Pour les ethnographes, l'erreur peut également être utile parce qu'elle peut conduire à une vision originale à laquelle ils n'avaient pas d'abord pensé. Les lacunes poétiques, les trous de mémoire, les lapsus et les erreurs de perception sont des éléments essentiels à la poétique de Michaux et de Leiris. Les erreurs, comme les trous de mémoire et les mots évités, révèlent quelque chose du poète et de son voyage qui parlent aussi, autrement, de ce qu'il a pu voir. Leiris a imaginé dans son Journal la possibilité d'une « science de l'erreur » (66-67) qui serait liée aux sciences occultes et à l'ésotérisme. Ce genre de recherche ne conduit pas à la vérité mathématique sur la réalité, mais à ce que Leiris appelle la « véridicité » (748), un néologisme qui correspond à l'audace de la sincérité, à la force de dire les choses telles qu'elles nous apparaissent.
Le document apparaît comme le fragment d'un monde que seul le voyageur a vu et connu. Au-delà de la thèse à défendre ou d'une quête de crédibilité, le document est la métonymie d'un autre monde. Les ethnographes ont souvent regretté de ne pas pouvoir rendre toute « l'atmosphère sociale » du groupe au sein duquel ils ont vécu. Certains ethnographes ont d'ailleurs été tentés par l'écriture poétique pour essayer de la représenter. La brièveté et la liberté du style poétique réussissent parfois à re-présenter une réalité plus unie, plus complète, à l'aide de métaphores et d'ellipses.
B. L'axe vertical
La deuxième partie de notre comparaison entre l'ethnographie et la poésie transforme la figure géométrique que nous avions dessinée : le triangle ethnographique devient une pyramide dont le sommet représente la dimension politique et éthique de la pratique de l'ethnographie. La littérature comparée ne cherche pas seulement à comparer des idées et des méthodes pour en faire des catalogues ; elle veut montrer au contraire de manière dialectique et dynamique les liens et les problématiques clés de la recherche, sa quête philosophique et ses limites aussi. Mais avant de conceptualiser cette pyramide, commençons par constater que les trois angles du triangle initial se coupent au centre de la figure : ce sont les marges et les marginalités qu'on retrouve en poésie comme en ethnographie :
1/ Les marges
Les ethnographes français ont étudié les populations lointaines qui vivaient elles-mêmes à la marge des capitales et centres occidentalisés de leur propre pays. En 1929, non sans une pointe d'humour, Leiris écrit qu'à part New York, Londres et Paris, toutes les villes sont provinciales – et même Londres et Paris auraient déjà été en voie de provincialisation (198). Or, la province renvoie à une certaine bourgeoisie fermée sur ellemême et assez idiote. Chez Leiris, l'avenir et le destin de l'humanité ne se trouvent cependant pas dans l'une de ses trois capitales, mais plutôt dans le "Nouveaux Monde" (630). Les avant-gardes comme Walt Whitman, Lautréamont, Octavio Paz ou Pablo Neruda, la modernité en général vient des "marges" du monde européen.
Les marges sont au centre des préoccupations des ethnographes parce qu'elles permettent de mieux penser et critiquer les normes depuis l'extérieur. De la même manière que les marges éditoriales (avec les revues) ou typographiques (celles des livres avec les notes de bas de page par exemple) ont joué un rôle important dans certains poèmes et dans les essais ethnographiques, on trouve aussi un intérêt particulier des chercheurs pour les groupes, les lieux et les choses des marges, qui suivent d'ailleurs l'organisation tripartite de notre premier triangle (le sujet, le terrain et le document). Pour commencer avec les groupes des marges sociales, nous pourrions citer parmi ceux dont ont le plus parlé les poètes et les ethnographes : les prostituées, les sorciers et les chamans, les eunuques, les mendiants ou les métis. En ce qui concerne les lieux des marges, nous pourrions prendre pour exemples les cimetières, les jardins publics, les zones industrielles abandonnées, les frontières et les passages qui font souvent l'objet d'un poème ou d'une analyse ethnographique. Et enfin, rappelons-nous au sujet des choses des marges que les ethnographes ont discuté et étudié les sécrétions du corps et la question des abjections comme le crachat et la « merde » (pour reprendre le mot qu'étudie sémiotiquement Michaux dans Passages (358)). La bouche qui était généralement perçue comme la partie la plus sacrée du corps d'où naît le verbe redevient dans les revues d'avant-garde une partie animale. À partir de leurs études sur le crachat dans plusieurs sociétés, les ethnographes ont révolutionné les hiérarchies mentales du pur et de l'impur, du réel et de l'irréel. Alors qu'il visite Stockholm en 1959, Leiris observe les formes étoilées faites par les vomissures de bière sur le trottoir. Il écrit : « Sur les trottoirs, ça et là, une très large tache sombre, de forme étoilée : trace de vomissure, plus grande qu'ailleurs et d'une taille peut-être caractéristique des pays à bière (de même que l'excessive grandeur des araignées peut être regardée comme l'un des traits des Tropiques) » (544). Le poète tentait ainsi de résumer toute une culture à partir d'un symbole.
En 1929, trente ans plus tôt, Leiris invite à éviter la « grosse erreur » qui consisterait à utiliser dans un poème des éléments du monde social qui sont déjà poétiquement connotés, comme ceux qui « sont au ban de la société » (158-159). Il conseille ainsi d'éviter de chanter la vie des criminels ou des marginaux. Le but de la poésie serait plutôt de réveiller dans la banalité le merveilleux, la routine. Le criminel ou le vagabond est devenu un topos de la poésie, et les poètes devraient éviter ces clichés. Pourtant, Leiris reconnaît l'importance des indignés et des groupes marginaux puisque ce sont eux qui apportent le plus à la société : bien que l'individu doive tout ce qu'il sait à la société, son insoumission aux règles et aux coutumes est précisément ce qui permet à la société d'évoluer.
Les lieux érotiques et les prostituées
Les jardins publics étaient des lieux érotiques et merveilleux pour les surréalistes, et en particulier quand on les visitait de nuit, lorsqu'ils étaient fermés12. Mais pour Leiris, ces parcs étaient des lieux où tout était « prévu, organisé » (109), avec des panneaux indiquant qu'on ne doit pas marcher sur la pelouse. À l'inverse de ces lieux bourgeois, le Bois de Boulogne lui semblait une forêt africaine, c'est-à-dire « un monde vague où on peut faire des expériences mythiques et des rencontres rares », loin du monde organisé de la ville. Le Bois de Boulogne était un lieu proprement surnaturel et sacré, « un milieu à part, exceptionnellement taboué » pour Leiris.
Le poète écrit à la fin des années 1920 dans son Journal : « J'aime parler des rues, des bordels – les seules formes dans lesquelles se trouve l'"humanité" » (149). « L'humanité » la plus pure se trouve donc dans les hontes de la société, dans nos coutumes communes les plus taboues. Leiris s'intéressait au langage des prostituées, comme il l'écrit en 1929, parce qu'il y voyait les mêmes éléments ancestraux et primitifs que dans les rites nuptiaux (170-171). La prostitution serait ainsi plus humaine que l'amour parce qu'elle serait plus générale : elle se rencontrerait également dans toutes les sociétés humaines. Il critique donc la manière pour lui absurde d'aimer dans les sociétés européennes qui nous aurait changés en esclaves de nos propres préjugés. La pudeur et la monogamie sont les raisons du malaise des sociétés modernes selon Leiris : il n'y a pas de mariage bourgeois sans prostitution pour le compenser, et les deux institutions sont toutes les deux aussi idiotes que terribles (167).
Michaux a lui aussi revalorisé le rôle des prostitués dans son Voyage en Grande Garabagne : dans le pays imaginaire des Halalas, les prostituées sont les garantes de la sagesse et les familles viennent les consulter en cas de litige ou de doute. Elles y sont sacralisées. Il faut se souvenir de ce que les ethnographes du XIXe siècle ont eux aussi commencé à revaloriser la prostitution, comme on le voit par exemple dans L'Ethnologie criminelle de Reinwald : « la prostitution n'est pas un crime : c'est une forme de misère sociale » (521).
Les « non-lieux » de Marc Augé
Bien avant que Marc Augé ne forge le concept des « non-lieux », ces lieux qui n'appartiennent à personne et qui n'ont aucune identité propre (comme les chambres d'hôtel ou les salles d'attente d'un hôpital ou d'une gare), les poètes et les ethnographes s'y sont intéressés. Leiris écrit dans Frêle bruit : « Poétiquement, le tohu-bohu d'une aérogare – carrefour à la foule composite et aux branches multiples où je me sens perdu – me donne un avant-goût de la mort » (319). Il s'émeut dans son Journal des lieux de rencontre que sont les hôtels.
Les groupes, les lieux et les choses des marges représentent des tabous, c'est pourquoi ils sont sacrés. Mais au-delà des marges de l'écriture ou des marges sociales, nous pourrions aussi évoquer les marges de la pensée ou celles de la doxa qu'on retrouve justement dans les livres des poètes et des ethnographes : le paradoxe et la subversion alimentent la recherche poétique et ethnographique.
2/ L'éthique
Le centre du triangle ethnographique correspond paradoxalement aux marges poétiques et ethnographiques. L'élévation de la figure triangulaire en une pyramide va nous permettre de réfléchir sur la question de l'engagement politique et éthique du voyageur étranger. Malgré la quête d'objectivité de l'ethnographe, il est clair qu'indirectement et parfois même directement ses livres révèlent des préjugés, des idéologies et des préférences politiques. Les ethnographes ont parfois aidé à étayer les thèses des mouvements conservateurs (en particulier sur le sujet d'une prétendue "hiérarchie raciale"), et parfois celles des idées progressistes comme l'Essai sur le don de Marcel Mauss qui fut un argument de plus pour les partisans du Front Populaire dans la France de 1936.
L'engagement littéraire
Cherchant à dépasser l'antinomie entre la liberté de l'écrivain et sa responsabilité politique selon la dialectique de Jean-Paul Sartre, l'ethnographe et le poète ont imaginé d'autres voies pour une écriture "engagée" : comme le confie Leiris dans son Journal en 1945, la littérature devrait être bien plus "engageante" qu'engagée13. Tout en reconnaissant un engagement dans la poésie de Mallarmé ou de Char, Leiris voyait dans l'engagement poétique (et ethnographique) la nécessité de « défendre tous les opprimés » (423).
L'exotisme
Les ethnographes ont eu une position assez ambiguë à l'égard de l'exotisme au début du XXe siècle. Ils essayèrent, nous l'avons dit, de prendre leurs distances par rapport à la littérature de voyage et en rejetant tout particulièrement la fascination bourgeoise pour le pittoresque des lointains. Cependant, Claude Lévi-Strauss a décrit dans de longues digressions la beauté des couchers de soleil au Brésil et Paul Rivet écrit en préface de l'essai de Jean Vellard sur le Paraguay que son livre conservait « le parfum troublant de la forêt mouillée et moite, à l'heure où la vie mystérieuse s'éveille dans les sous-bois impénétrables et hostiles » (6). Le ton parfois triste et désillusionné de Leiris dans ses voyages révèle en creux l'importance de l'exotisme et sa fascination pour les populations indigènes et les lieux qu'il visitait. Il écrit par exemple en 1945 : « […] je ne crois plus à l'Afrique ni aux Nègres (pas meilleurs que n'importe quelle population) ; le voyage n'a plus pour moi de sens mythologique […] » (Leiris 418).
Comme l'avait montré avant lui Louis Aragon14, Leiris explique dans Frêle bruit que « La poésie doit être tout entière le contraire d'une évasion ; il ne s'agit pas d'opium ni de monde chimérique, mais de s'affronter avec les choses, de les soupeser lucidement […] » (304). Dans Ecuador, Michaux confie qu'il avait été fasciné dans sa jeunesse par l'opium, ce « mot rond, qui couvrait presque toute [s]on idée de l'Asie, et que [s]a jeunesse emplit d'une vraie hantise » (Ecuador 193). Son premier voyage en Amérique latine l'a pourtant clairement désillusionné sur la tentation de l'exotisme : « Un Indien un homme quoi !15 » (191), écrit-il dans Ecuador. À la suite de ce voyage, le poète comprit que les voyages géographiques ou surréalistes ne permettaient aucun véritable développement de soi parce qu'ils manquaient au fond d'une qualité essentielle : ce n'étaient pas des « parcours16 », c'est-à-dire une perspective dynamique qui conduise à des questions existentielles et non à de simples acrobaties langagières ou à de sèches descriptions documentées. Comme il l'écrit dans ses « Observations » : « J'écris pour me parcourir. [...] Là est l'aventure d'être en vie » (345).
Races et racisme
Bien que Leiris ait rejeté l'existence d'une quelconque hiérarchie raciale, il reconnaît pourtant, comme Michaux, « une certaine différenciation des races quant à leurs aptitudes sur le plan psychologique » (446-447), tout en s'interrogeant sur la validité de ce constat. Il fait une liste hypothétique de ces aptitudes en commençant par « la capacité des Blancs dans l'ordre de la technique ». Malgré cette distribution raciale des compétences, qui est évidemment inacceptable aujourd'hui, mais qui était assez courante dans la première moitié du XXe siècle, Leiris nuança ses observations : les Japonais lui apparurent ainsi comme un contre-exemple de ces préjugés puisqu'ils rejetaient selon lui les aptitudes contemplatives de la "race" asiatique. De même, les Polynésiens étaient quant à eux l'exemple d'une "race" blanche qui n'aurait pas de disposition particulière pour les aptitudes techniques (447).
Dans son Journal, Leiris fait la liste des « propriétés culturelles » des Français. Cette liste est aussi réductrice et dépréciative que les caractéristiques que Michaux accordait aux Belges (leur inertie, leur peur de la prétention qui les rendrait médiocres). Le Français aurait ainsi : peu de disposition pour les langues étrangères ; un goût pour la facilité, la frivolité ; un manque d'esprit philosophique ; une paresse qui le conduit à l'inertie politique, au scepticisme ; un manque de solidarité, etc (330). Pour éviter les amalgames avec des points de vue racistes ou ethnocentristes, les poètes voyageurs et les ethnographes ont eu tendance à déprécier leur propre société. À l'été 1940, quand Leiris dressait cette liste, il vivait de plus dans une Europe gangrénée par la guerre, les régimes autoritaires, l'antisémitisme et la xénophobie. Il était donc difficile de garder une attitude positive envers la civilisation européenne sans passer pour un nationaliste.
Malgré la position antiraciste des surréalistes et d'une partie des ethnographes, Leiris a insisté sur la différence fondamentale entre une révolution scientifique et surréaliste qui tout en étant animée par un esprit de justice reste un mouvement conduit par des blancs, et la révolution d'Aimé Césaire et de la négritude par exemple, qui défend depuis le « plus intime de sa chair » (Brisées 307) des populations noires opprimées dans le monde entier. Malgré son rejet de ceux qui ne jurent que par les « liens du sang » (Journal 446), Leiris a aussi critiqué cette « haine du racisme » (Journal 446) qui confine à un sentiment bien commode quand on est « blanc et plus ou moins "nordique" – [c'està-dire] dans la catégorie raciale réputée la plus haute » : ce sentiment ressemblait selon lui à une forme de condescendance, une « pitié comportant quelque orgueil ». Son attirance pour la « race noire », comme il l'a lui-même écrit lui fit même penser au fait qu'il est peutêtre lui-même « une sorte de raciste retourné » (Journal 446).
Conclusion
Jean-Pierre Martin a qualifié les textes de Michaux d'« anthropologie poétique » (385) ou d'« anthropologie rêveuse » dont la démarche consiste à créer des populations imaginaires pour jouer avec les infinies possibilités des cultures et des pulsions humaines. La poétique de Michaux répond, comme la pratique de l'ethnographie, aux stimuli d'une atmosphère provocatrice ou perturbatrice. L'essai, poétique ou ethnographique, est la réponse, l'étude d'une réaction qui voudrait à la fois comprendre et expliquer : identifier, décrire et évaluer tout en même temps. Au-delà d'une description ou d'une démonstration ethnographique, les évocations du poète fonctionnent comme des « ethnographies conjecturales » (278-279), selon l'expression de Jacques Meunier, qui sont des expériences poétiques auréolées de visions prophétiques sur le présent et l'avenir de nos sociétés. Leiris, qui n'était pas encore ethnographe en 1925, écrivait alors que la prophétie était l'origine même de tous les arts et de toutes les sciences. La seule activité qui soit objectivement intéressante, c'est celle du prophète, de l'homme ou de la femme qui peut nous aider à « modifier [nos] rapports » (Journal 108) au monde, aux autres et à soi. La poésie et l'ethnographie, mais aussi la philosophie, le socialisme et les arts visuels, ne sont pertinents que dans leur dimension prophétique selon Leiris, c'est-à-dire grâce à l'influence morale qu'ils ont sur l'avenir :
« le prophète est celui dont les paroles deviennent des réalités » (Journal 108). Emil Cioran a qualifié de "prophétiques"(4-5) les analyses poétiques et des visions de Michaux.
Les modes du voyage et la poésie ethnographique
Le voyageur doit rester disponible pour comprendre la culture qu'il est en train d'observer, disponible à soi et aux autres. Mais s'il se laisse devenir "trop" disponible, il se perd en cherchant à embrasser l'altérité ; il perd sa différence qui est justement ce qui lui aurait permis d'étudier cette culture à partir d'un point de vue original. Le voyageur doit donc garder une forme de "fermeture" au monde et aux autres, une « inadaptation » (Poteaux 1045) pour reprendre un mot cher à Michaux. Or, c'est bien un conseil similaire que donnait l'ethnographe française Raymonde Caroll quelques années plus tard :
« il ne faut s'adapter complètement à la culture de l'autre, on ne le peut pas » (199). Michaux écrit : « Ici barbare on fut, barbare on doit rester » (Un barbare 281). Il s'agit de rester barbare sans chercher à être ce qu'on ne pourra pas être. Mais si le voyageur garde une posture trop "fermée", il risque de ne pas pouvoir comprendre ou voir les différences et les possibilités de penser autrement le monde. Celui ou celle à qui l'empathie manquerait ne pourrait rendre compte de la vie des autres que bien médiocrement en imposant ses théories sur la réalité sans réaliser qu'elles ne lui correspondent pas nécessairement. Le voyageur doit donc rester vigilant et trouver un équilibre entre ces deux pôles ou ces deux tendances. Malgré l'affection ou le rejet qu'il pourrait avoir pour telle culture, et au-delà des sacrifices qu'il a faits pour y être accepté, l'équilibre est une distance vigilante ou critique que nous appellerons "courage". La résistance et la persévérance sont les garantes de l'audace qui n'est peut-être qu'un équilibre entre savoir et créer. Or, comme l'écrivait Michaux, les époques à venir « seront époques à courage, nécessitant vaillance, vaillance avant tout, vaillance au premier degré. Et sang-froid » (Poteaux 1057). L'équilibre entre la disponibilité et une forme de fermeture, c'est-à-dire entre l'idéalisme et l'empirisme du voyageur, pourrait bien se retrouver aussi, à un autre niveau, dans la lecture critique du comparatiste.
S'il existe une "poésie ethnographique", celle-là parlerait d'abord des manières de vivre dans différentes cultures et sociétés à partir d'un point de vue particulier et d'un lieu défini. Ce serait une poésie qui pourrait documenter sans détruire l'évocation et la vision d'ensemble. La poésie ethnographique ne s'intéresserait pas à l'homme en général, mais plutôt aux limites de chaque culture, à ses développements et à ses aspirations, à son destin et à ses ambitions propres. Comme l'écrit Michaux dans le prologue de la version américaine d'Un barbare en Asie : « La science dont nous avons le plus urgemment besoin, c'est celle qui nous montrera comment créer des civilisations » (Un barbare 412). En attendant cette science, la poésie ethnographique peut continuer à inventer d'autres mots et à explorer d'autres univers et cultures, imaginaires ou non ; elle peut continuer à nous faire rêver aussi, de manière prophétique ou parodique, aux sciences à venir et à celles qui ne viendront jamais.
Citas de pie de página
1 Doctor en literatura comparada. Su tesis doctoral explora la influencia de la etnografía en la poesía del siglo XX y, en particular, las ambiciones antropológicas de las poéticas de Henri Michaux, Aimé Césaire y Allen Ginsberg
2 « il revien[drai]t précisément à l'écrivain ou artiste de restituer, à sa manière, cette vue totalitaire devenue impossible » (Leiris, Journal 484).
3 Ces deux "domaines" étaient encore distincts l'un de l'autre en 1936. Distinguer l'intelligence de la sensibilité serait aujourd'hui bien peu pertinent.
4 «[Anthropology] is not a logical construct. But neither it is fiction or a novel or journalism, though it may look like these. (...) The aim is understanding, not entertainment » (Turner 33)
5 « Tel est [...] l'esprit hindou ü large, panoramique, possessif, jouisseur. au rebours du chinois, tout en allusions, détours, brefs contacts ». (Un barbare, 303)
6 « there is one feature in the Chinese that is most distressing, and that is his untruthfulness. From our point of view he seems to possess no sense of truth » (317).
7 « les Européens ont l'air en tout point excessifs, véritables groins de sangliers ».
9 « Mais je suis bien obligé de me dire que relater est peut-être nécessairement égal à frelater » (Leiris 169)
10 « l'écriture pousse en vous le mythomane » (Œuvres, Michaux 348).
11 « transfigurée comme la Vierge, l'Erreur aux doigts de radium » (Aragon 135).
12 « tout le bizarre de l'homme, et ce qu'il y a en lui de vagabond, et d'égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllabes : jardin » (Aragon 147).
13 v« Beaucoup plus qu'à une "littérature engagée" je crois à une littérature qui m'engage » (Leiris 421-422).
14 « il n'y a de paradis d'aucune espèce ! Allons, évadez-vous pour voir. Demandez aux palmiers ce qu'ils pensent dans les pots de Madame votre mère » (85).
15 « 'Indien', 'Indien', vous voulez me stupéfier avec ça. Un Indien un homme quoi ! Un homme comme tous les autres, prudent, sans départs, qui n'arrive à rien, qui ne cherche pas, l'homme 'comme ça' » (191).
16 « comme on avait bâillé aux poèmes de voyage, on bâilla aux poèmes de voyage surréels. Tous les éléments du voyage étaient là. Mais pas de parcours. C'est pourquoi on l'attend encore, on l'attend à nouveau, le poème du vrai voyage » (Passages 309).
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