Au soleil noir de Richard III : lire, traduire et mettre en scène Shakespeare
The black sun of Richard III: reading, translating and staging Shakespeare
Gérald Garutti1
Université Paris-Nanterre
E-mail: geraldgarutti@gmail.com
Résumé
La vengeance s'impose alors comme ressort sousjacent. Vengeance contre sa famille, dont Richard constitue le rejeton monstrueux, difforme et diffamé, maudit par sa mère dès sa naissance, écarté par ses frères, conspué par tous. Vengeance contre le monde qui l'a vomit sans lui laisser la moindre place, si bien qu'à défaut d'espace propre, c'est l'univers entier que le paria réclame désormais pour champ, dût-il, à cette fin, faire place nette de tout. La destruction : telle s'avère alors la fin poursuivie par Richard, dont le couronnement, loin d'endiguer la soif de crimes, en précipite au contraire l'ivresse. J'écris une nouvelle traduction de la pièce. Et donc nous dansons sur un fil dont la tension, cruciale pour l'élan de la langue au plateau, exige audace et acuité, inspiration et vigilance, fidélité et liberté, rigueur et initative, mémoire et imagination. Shakespeare bâtit un théâtre des paris impossibles et pourtant tenus. Tel est l'horizon asymptotique de cette traduction, sensible à la puissance de ces inconcevables visions.
Mots-clés: Shakespeare; Richard III; traduction; mise en scène; théâtre; vengeance.
Le dessein secret de Richard III
Au fond, que veut Richard ? Car d'emblée, Richard veut ü absolument. Et cette volonté absolue, il nous l'adresse. De prologue en monologues, de confidences en apartés, il s'expose pur projet, « profond dessein » (« my deep intent ») déployé en « intrigues » (« plots »), au point de ne plus pouvoir jurer que par « l'avenir » (« the time to come »). Monstre de théâtre, ce héros diabolique se pose par éclairs en phénomène de foire : il se construit par déclarations d'intentions üses actes n'en sont que l'éclatante exécution. Pour lui-même et pour nous, il se fait oracle de son sort, auteur de son univers, metteur en scène de ses prouesses. Richard nous promet l'impossible et il le tient. Richard veut l'impensable et il l'obtient. Mais que veut-il vraiment ? Sous l'étalage du désir ü la conquête, le pouvoir ü et le plaisir du show, se cache cependant, dans l'abîme intérieur, une autre aspiration – « un autre dessein, étroitement secret » (« another secret close intent »), que Shakespeare évoque sans jamais le révéler.
Le pouvoir joue certes comme clair objet du désir, d'autant plus attirant qu'il s'avère massif et interdit. Cette couronne d'Angleterre qui ne devait pas lui échoir, Richard l'arrache au destin en supprimant un à un les héritiers légitimes, issus de son propre sang – frères et neveux de sa famille York, au besoin en les faisant s'entretuer. Reste que la jouissance machiavélique ne cesse nullement avec l'obtention du trône, preuve que cet objet de conquête, la royauté – ravie par force stratagèmes, manipulations, duperies et crimes – ne vaut qu'au premier degré de lecture.
La vengeance s'impose alors comme ressort sous-jacent. Vengeance contre sa famille, dont Richard constitue le rejeton monstrueux, difforme et diffamé, maudit par sa mère dès sa naissance, écarté par ses frères, conspué par tous. Vengeance contre le monde qui l'a vomit sans lui laisser la moindre place, si bien qu'à défaut d'espace propre, c'est l'univers entier que le paria réclame désormais pour champ, dût-il, à cette fin, faire place nette de tout.
Le mal surgit dès lors chez Richard comme un projet négatif, par contre-coup, en réaction à l'outrage que lui a infligé le monde. D'entrée de jeu, le protagoniste se déclare « déterminé à être un scélérat » (« determined to prove a villain »). Déterminisme inexorable d'une fatalité transcendante (« déterminé » = prédestiné) ou choix volontaire d'une conscience libre (« déterminé » = résolu), la plongée dans le mal peut s'interpréter dans les deux sens ü une ambivalence que laisse ouverte le génie shakespearien. Demeure l'exigence de pureté (au sens alchimique) dans le mal : dans sa radicalité démoniaque et sa perversion sadique, cette « scélératesse nue » (« naked villany ») vise par ses « méfaits » (« mischiefs ») à provoquer la haine, la mort et la ruine universelles.
La destruction : telle s'avère alors la fin poursuivie par Richard, dont le couronnement, loin d'endiguer la soif de crimes, en précipite au contraire l'ivresse. Prétendant au trône, Richard Gloucester pouvait avoir, pour ses meurtres, la faible mais réelle justification de l'ambition. Devenu roi, Richard III n'a même plus cette excuse quand, avec une gratuité qui choque jusqu'à son âme damnée l'ayant porté au pouvoir, son cousin Buckingham, il glisse du fratricide dynastique à l'infanticide familial. Destruction des siens, donc, mais bien davantage, destruction de tout, destruction sans objet autre qu'elle-même, comme si Richard aspirait à la fin du monde – au néant. Comme si le projet politique « traditionnel », l'usurpation de la couronne et sa conservation despotique (le projet de Macbeth, cet autre héros du mal, lui en revanche « encore jeune dans le crime »), ne servait qu'à masquer un projet autrement plus radical, métaphysique celui-là : l'anéantissement total. Sous la pulsion d'accumulation, la fureur de destruction. Sous l'ambition tyrannique, la furie nihiliste. Avec, inévitablement, au bout du chemin, l'auto-anéantissement.
Sa propre destruction, ainsi se révèle l'issue fatale, et peut-être le désir secret de Richard. Évidé par un manque essentiel impossible à combler, grevé par une lacune ontologique qui le laisse à jamais « tronqué » (« curtail'd »), « inachevé » (« unfinish'd »), « à peine à moitié fait » (« scarce half made up »), Richard, hanté par ce néant qui l'habite, s'éreinte à le combler par la néantisation du monde ü sans jamais parvenir à calfeutrer ni même à réduire cette béance intérieure, qui, au final, l'engloutit. Comme s'il n'avait (r)avalé le plein du monde que pour se punir de cette entaille essentielle, de ce défaut d'être ü au point d'en imploser. Richard III ü un trou noir.
Ne lui reste donc plus que le jeu, autrement dit, le théâtre. Et peutêtre est-ce là sa dernière et primordiale volonté. Peu avant de mourir, tourmenté par les spectres de ses victimes, désespéré, Richard déchoie de la maîtrise virtuose du Je à l'éclatement tragique du Moi, de la duplicité au déchirement. Désormais, « Me » ne peut plus rien pour sauver « Myself », puisque « je ne trouve en moi-même aucune pitié pour moi-même ». Le comédien souverain polymorphe a dégénéré en pantin aliéné démantibulé. Lui qui savait parler à tous, et d'abord au public, ne parvient même plus à se parler à lui-même. Cependant, auparavant, tout au long de sa trajectoire, en un feu d'artifices, Richard aura brillé en acteur roi : puissance de jeu infinie, art suprême de la métamorphose, plasticité illimitée, excellence rhétorique, maestria de la double adresse, génie de l'improvisation, invention dramatique, brio des masques, palette des registres, sens du coup de théâtre…
Moi en majesté – il prononce plus de vers dans son seul premier acte que Macbeth durant toute sa tragédie -, Richard III fascine tant son public, qu'il captive à chaque tour et adresse, que ses proies, qu'il joue en les rembarrant (ses neveux, Buckingham), en les renversant (Clarence, Hastings, Edouard) ou en les retournant (Lady Anne, le Maire). À l'irrésistible séduction du Vice – allégorie héritée du Moyen Âge – il ajoute l'humour ravageur du Joker, qui d'un seul trait peut teinter de comique jusqu'au pathétique. Ce « vilain » magnifique, à la cruauté et à la drôlerie perverse, règne en pur maître du jeu. Nul étonnement, dès lors, si le spectateur ne le voit quitter la scène qu'avec un soulagement mêlé de regret – non sans éprouver quelque coupable sympathie pour cet éblouissant démon de théâtre, envers ce héros qui a voulu se jouer de tout.
Richard III deux en un: au miroir de l'adaptation
Richard III figure le Moi absolu, qui dévore le monde à mesure qu'il le dit – un monde où règnent l'abjection, la corruption et la veulerie, qui à ses yeux ne mérite que d'être détruit. Si ce Moi hyperbolique hait le tiède soleil d'York, tout juste bon à jeter des ombres médiocres, c'est qu'en son sein difforme brûle le soleil noir de la Mélancolie. Déclarant la guerre à cette fade société, Richard l'attaque en surplomb, comme un démiurge dépité écharpe ses créatures défaillantes en les lardant de traits, comme un enfant frustré casse des jouets impuissants à satisfaire à son fantasme. En un jeu de massacre rageur, avec la fureur du désespoir et la cruauté de l'ironie.
Pour Macbeth, le monde était un théâtre dont nous sommes tous les acteurs ; pour Richard, il devient un carrousel dont les autres sont tous les pantins. Les fils de la reine Elisabeth ? Des bouches animées par une roue avec stroboscope. Le frère de Richard, Clarence ? Un ballon avec projection d'un visage en pantomime, explosé d'une fléchette. Le roi Edouard ? Un mannequin en coucou suisse, manipulé avec des poulies. Les enfants de Clarence ? Deux poupées ensanglantées. Les jeunes prince Edouard et duc d'York ? Deux barbes-à-papa où sont projetés des visages, dévorées puis jetées. Le chambellan Hastings ? Une sculpture qu'éclate une mailloche, en un feu d'artifice de confettis. Les citoyens ? Des marionnettes mécanisées claquant des dents. Pantins dérisoires, tous ces antagonistes mécaniques, où ne plane qu'une ombre de vivant, volent bientôt en éclats sous les coups frénétiques de Richard.
Mais il est un Autre que Richard rencontre en chair et en os – la Femme : l'Épouse subjuguée (Lady Anne), la Mère anéantie (la Duchesse d'York), la Belle-Mère dévastée (Elisabeth) – trois reines à leur corps défendant, détruites par Richard, aux maris et/ou enfants assassinés ; trois duels où chaque victoire marque un pas vers la défaite. Autre forme de cet Autre concret : le complice constituant une extension de Richard, tête (Buckimgham), bras (le Meurtrier) ou jambes (l'Ecuyer). Toutes ces figures de l'Autre sont incarnées par une seule et même comédienne, contrepoint du comédien interprétant Richard.
Ainsi, au milieu d'une forêt de pantins fantômatiques sur lesquels flottent les visages diffractés des deux acteurs qui manipulent ce théâtre d'ombres, ce Richard III confronte-t-il en vingt-et-une scènes, l'un en vis-à-vis de l'autre, Richard et son Double (féminin ou adjuvant, inverse ou complémentaire), un Moi face à lui-même, face à ses spectres et avatars – « Myself upon myself ». Les deux faces de la fureur. Richard à travers le miroir, une plongée dans le grand jeu d'une conscience mélancolique enragée, qui épouse tous les masques au risque d'y laisser son visage. Avec, au cœur, le brasier incandescent de la poésie shakespearienne.
Traduire Richard III : musique, humour et vision
Traduire, c'est toujours choisir. Comme pour toute écriture, certes, mais avec en prime, par définition, un faisceau complexe d'exigences concurrentes issues d'ailleurs – non de soi-même (véracité intime ou fantaisie personnelle) mais d'un texte premier, ensemble constitué à faire entendre au mieux par le prisme d'une autre langue. À l'origine, par effet d'antériorité et d'autorité, le texte original prime, la traduction seconde. Mais à l'arrivée, la traduction prévaut, se donnant seule à voir, éclipsant un original rélégué dans le secret de ses replis et mué en palimpseste dont, dans le meilleur des cas, les nervures irrigueront le filigrane.
À l'invitation de mon ami Jean Lambert-wild, poète et comédien qui interprète le sombre héros éponyme et avec qui je co-mets en scène ce Richard III, j'écris une nouvelle traduction de la pièce. Et donc nous dansons sur un fil dont la tension, cruciale pour l'élan de la langue au plateau, exige audace et acuité, inspiration et vigilance, fidélité et liberté, rigueur et initative, mémoire et imagination. Fermement guidés par plusieurs principes essentiels.
De la musique avant toute chose. Shakespeare est poète. Dès lors, il ne se contente pas de dire, il ne cesse de chanter. La cadence de son vers, l'ordre de ses mots, la rythmique de répliques, les sonorités de ses périodes: tout joue, tout compte, tout sonne et résonne. Pour avoir déjà mis en scène Richard III en anglais avec une troupe de douze comédiens britanniques seul il y a douze ans en Angleterre, je pars d'une immersion totale dans le texte original, jadis sillonné en profondeur pendant une pleine année de travail sans recours alors à la médiation de la langue française. Cette plongée au long cours a induit une connaissance intime de la matière originelle de la pièce, incorporée à force d'avoir entendue, proférée, méditée, réfléchie, dirigée dans sa langue originale, et donc avec sa musique première. C'est par cette résonance primordiale que j'aborde cette traduction, en visant à restituer le souffle de la parole shakespearienne, en approchant la plus grande justesse de ses timbres et de ses rythmes, en cherchant la plus stricte pertinence de ses volumes et de ses dynamiques au regard du texte-source.
Ainsi, par exemple, du vers suivant, issu de la malédiction de Margaret contre Richard:
"Thy friends suspect for traitors while thou livest"
"Tes amis, soupçonne-les de traîtrise toute ta vie"
En termes rythmiques, loin de lisser la violence shakespearienne, qui procède par éclats en faisant surgir dans la phrase les termes selon leur importance, j'en répercute la respiration haletée, qui cloue les amis à l'orée du vers pour en faire un objet de soupçon niché en son sein, rongé par la traîtrise et courant jusqu'à la fin du dit vers, conclu seulement avec la vie. En terme mélodique, je fais entendre le venin de la malédiction qui gicle par alternance de sifflantes et de dentales. En termes métriques, aux dix syllabes canoniques du vers shakespearien (pentamètre iambique) correspondent ici quatorze syllabes dans la version française, effort de densité systématiquement poursuivi afin de conserver une masse sonore analogue d'une langue à l'autre (de fait, cet enjeu s'avère toujours des plus difficiles vue l'extrême concision de la langue anglaise qui procède par monosyllabes, là où le français se déploient souvent en mots de plusieurs syllabes ; exemple typique de vers anglais, dans le monologue d'ouverture de Richard : « that dogs bark at me as I halt by them » ; soit dix mots d'une syllabe chacun – autrement dit le cauchemar du traducteur français attentif à la métrique).
Ainsi, quand l'acteur met en bouche ce vers pour le tester, il en vérifie les appuis et les glissements, les impacts et les sonorités, les vitesses et les accès, à haute voix face au traducteur que je suis et qui, en dialogue et en retour, affine à nouveau la mélodie de la langue. Et ainsi de suite, encore et encore. Exercice de haut vol auquel nous nous livrons tel un duo de voltigeurs qui, sans filet mais non sans conscience, se jettent dans le vide à chaque réplique.
Shakespeare incarne la chair du monde – il en déguste toutes les saveurs, en étreint toutes les ardeurs, en digère toutes les matières. Sa langue s'élance concrète, charnelle, infinie dans les espaces qu'elle traverse, en invention perpétuelle. Sa poésie embrasse tous les champs, magnétiques ou politiques, érotiques ou métaphysiques, historiques ou domestiques. Le Barde du Globe n'a peur de rien, ni du grand écart périlleux, ni de la joyeuse trivialité, ni du coq-à-l'âne stupéfiant, ni du martellement insistant. Cette liberté absolue me guide dans cette traduction, qui veille à exprimer du texte originel la bigarrure essentielle, l'audace radicale et la beauté convulsive.
Trop souvent, Shakespeare se donne à lire en français au travers de trois prismes différents dans leur approche mais également divergents à l'égard de l'esprit anglais initial. 1. Une classicisation de la langue, qui en abrase toutes les rocailleuses aspérités et les ludiques disparités
se perdent alors l'esprit du jeu tenté à tout prix et le démon de la vie réellement vécue ; disparaît avec eux le jaillissement baroque (on croirait entendre Shakespeare détourné par Racine). 2. Une littéralité à la frontière du barbarisme, qui fait sonner la monstruosité shakespearienne sans parvenir à en inventer la transposition française, au risque de l'obscurité du propos, de la violence infligée à la grammaire et au sens, de l'imprononçabilité sur une scène de théâtre (on croirait entendre Shakespeare écrasé par Google Translate). 3. Une extrapolation d'une subjectivité partiale, qui déplace le génie anglais vers des horizons étrangers, en distord la vérité et en tord la parole, en pervertit la dynamique et la signification, pour faire primer sa propre musique intérieure et sa mythologie trop personnelle (on croirait entendre le traducteur glosé par Shakespeare).
Comment faire résonner la puissance et l'étrangeté, l'insolence et la vitalité, sans se réfugier sans une réduction classique, une fidélité opaque ou une élucubration interprétative? En prêtant l'oreille à la poésie de l'humour. Lors de ma mise en scène de Richard III avec des acteurs anglais, j'ai été frappé de la déflagration comique provoquée par leur jeu. Richard ne se limitait plus à intervenir en triste sire et sinistre comploteur, il prenait toute l'étoffe d'un joker à l'humour assassin et d'un pervers polymorphe possédé par la jouissance du jeu ü jeu de vilain, jeu de massacre, feu de joie. Les comédiens riaient, fût-ce en leur fort intérieur, et les spectateurs riaient avec eux, avec toute la licence d'un public dépris de l'esprit de sérieux. C'est cette poésie de l'humour, souvent noir, ou jaune, ou rouge sang, que je vise à traduire, avec l'alacrité et l'allant du plateau d'où partent toutes les énergies. La puissance de corruption, de perversion et de destruction d'un Richard, véritable soleil noir de la mélancolie, ne va pas sans une terrible énergie comique de presque tous les instants, pétrie de distance à soi, au monde et à l'autre, une énergie qui se joue de tout, et d'abord de soi-même. Oui, Richard joue, à tous les sens du terme ü y compris sa vie et son destin. Ainsi, le stupéfiant clown de Jean Lambert-wild, développé sur maints spectacles antérieurs, prend-il tout son sens lorsqu'il enfile ici la fraise du prince noir d'York, dernier de sa lignée, fin de race explosive « le monde entier contre rien ».
Un bon exemple de cet humour qui s'infiltre partout, y compris là où on l'attendrait le moins, est la scène du meurtre de Clarence. Richard envoie deux meurtriers assassiner son frère Clarence, soi-disant sur ordre de son autre frère régnant, le roi Édouard. Mais face au corps de leur victime endormie, les deux assassins se voient saisis à tour de rôle d'un « petit relent de conscience », qui, de l'un à l'autre, se faufile, de l'âme du premier jusqu'au « coude » du second en passant par la bourse de Richard. Au point que les deux « cadors » aux airs de gros bras se retrouvent à « raisonner » avec l'homme qu'ils doivent tuer et, l'instant d'avant, méditaient d' « accommoder en mouillette ». Suite d'hilarantes palinodies, leur ping-pong éthico-pratique, du calcul commercial à la recette culinaire, est ponctué de « quoi », systématiquement traduits (la répétition étant l'une des fleurs les plus odoriférantes de la rhétorique, comme le disait justement Raymond Queneau dans Les Fleurs bleues, à l'inverse d'une trop française aversion malvenue pour la répétition). De la sorte, les deux acteurs peuvent se renvoyer cette balle qui claque dans l'incompréhension, la brutalité voire l'obscénité. D'autant plus que ce duo assassin intervient juste après le rêve de Clarence, vision sublime autant qu'horrible et pathétique où, dans une poétique de la rêverie et de la catastrophe, le captif prophétise sa propre mort, poussé par son frère Richard depuis le pont d'un bâteau :
« O Seigneur! Quelle souffrance quand il me sembla me noyer!
Quelles horribles visions de mort dans mes yeux!
Il me sembla voir un millier d'effrayantes épaves;
Un millier d'hommes rongés par les poissons;
Des lingots d'or, des ancres immenses, des monceaux de perles,
D'inestimables pierreries, d'inappréciables joyaux,
Tous éparpillés au fond de l'océan,
Parfois nichés dans les crânes des morts; et dans ces trous
Où se logeaient jadis les yeux, s'étaient glissés,
Parodies des yeux, d'étincellantes pierreries,
Qui courtisaient le fond visqueux des profondeurs
Et bafouaient les ossements morts éparpillés autour d'eux. »
De cette extraordinaire vision d'une noyade infinie, au fond d'un abîme de mort et de beauté, jusqu'au pronostic de trempette dans un tonneau de vin assaissonnée par deux hommes de main versatiles, traduisant Shakespeare je cherche à épouser les genres, les impressions et les univers, afin d'offrir aux comédiens matière à jouer et à vivre, à déployer la beauté jusque dans son horreur et son rire.
Si Shakespeare donne à entendre, à rêver, à rire, il donne aussi – et peut-être d'abord – à voir. Exprimer cet art du regard, ici transcendé en dessillement radical porté par une audace visionnaire et une imagination infinie, constitue un enjeu essentiel de la traduction que je m'efforce de réaliser. De Shakespeare, les visions explosent les cadres de la réalité, le socle de la normalité, les bornes de la bienséance. Tout ce qu'on ne verra pas ailleurs, dans la vie ou au théâtre, à la scène ou à la ville, ce poète l'expose et l'exalte, il le réalise et nous émerveille. Il ose tout – et son contraire. Rien ne l'arrête.
Ni l'exigence de cohérence temporelle, qui donnait déjà à Macbeth la temporalité en fusion d'un cauchemar où l'univers se condense en une chaîne de court-circuits, et qui dans Richard III concentre plus d'une décennie d'actions historiques en une folle course à l'anéantissement du monde et à l'implosion de soi-même. De fait, le poème macbethien de l'initiation au crime atteint avec Richard l'incandescence d'un joyeux éloge de la jouissance dans le mal, que les comédiens explorent dans leur jeu avec autant de délection que de précision pour en déployer toutes les saveurs.
Ni les réticences des convenances, qui eussent par exemple interdit de donner à voir les meurtres d'enfants – crime dont fut accusé le Richard III historique, présenté coupable d'avoir fait assassiner ses propres neveux pour accéder au trône – et que nous montrons dans notre spectacle, avec toute l'horreur ludique provoquée par ce Joker infernal, certes héritier de l'allégorie médiévale du Vice mais tout autant beau monstre de la Renaissance, fascinant de séduction et d'immoralité.
Ni le souci de la vraisemblance psychologique, qui fait du brusque retournement de Lady Anne une énigme inaugurale, la veuve éplorée se changeant soudain en promise conquise par le meurtrier exécré de son mari et de son beau-père – ce « porc fouisseur » sanglant qu'elle conspuait pourtant l'instant d'avant. Loin de taire le mystère de cette inexplicable conversion de la haine absolue en consentement au mariage et en promesse d'amour, Shakespeare en souligne explicitement l'opacité. Dès le monologue d'ouverture, il fait d'emblée annoncer par Richard son projet impossible voire délirant, ourdi pour une raison ostensiblement cachée :
Après quoi, j'épouserai la fille cadette de Warwick.
Qu'importe que j'aie tué son mari et son père ?
Le plus court chemin pour dédommager la belle
Consiste à devenir son mari et son père:
Ce que je ferai; non tant par amour
Que pour un autre dessein, impénétrable et secret,
Que par un tel mariage j'accomplirai.
Ce dessein, « impénétrable et secret », véritable trou noir au cœur de l'être, autorise tous les impossibles et ouvre une brèche féconde à toutes les monstruosités. Puis, après coup, le Barde offre à son héros un autre monologue en manière de bilan, où le prétendant impensable vante son tour de force à un public qu'il défie tout autant qu'il l'amuse, comme s'il cherchait, par l'inexplicabilité de sa prouesse, à précipiter une complexe alchimie de complicité, d'admiration et de répulsion.
Femme fut-elle jamais en pareille humeur courtisée?
Femme fut-elle jamais en pareille humeur gagnée?
Je l'aurai; mais je ne la garderai pas longtemps.
Quoi! Moi, qui ai tué son mari et son père,
La prendre au coeur de sa haine la plus furieuse,
Les malédictions à la bouche, les larmes aux yeux,
Devant le sanglant témoignage de sa haine;
Avoir Dieu, sa conscience et tous ces obstacles contre moi,
N'avoir aucun ami à mes côtés pour soutenir ma cause, Hormis le diable et mes regards hypocrites,
Et pourtant la gagner, - le monde entier contre rien!
Shakespeare bâtit un théâtre des paris impossibles et pourtant tenus. Tel est l'horizon asymptotique de cette traduction, sensible à la puissance de ces inconcevables visions.
Citas de pie de página
1Gérald Garutti, director de teatro, escritor y traductor, agregado de Letras Modernas. Especialista de teatro (Artaud, Brecht) y filosofía política (revolución, heroísmo, utopía, ideología).